L’exposition Géricault s’ouvre au Musée de la vie romantique avec une controverse. Sur toutes les oeuvres exposées, un tiers proviennent de collections privées et ne figurent pas aux catalogues officiels.

« Le Radeau de la Méduse » de Géricault exposé au Musée du Louvre Photo : Thierry Creux/ Ouest-France
Aucun artiste n’a poussé aussi loin que Théodore Géricault (1791-1824) l’obsession du cheval, qui lui coûta la vie après trois chutes mal soignées. Aucun, dans toute l’histoire de l’art, n’a suscité autant de débats épidermiques que ce contemporain de Delacroix fauché à l’âge de 32 ans, auteur d’une œuvre prodigieusement foisonnante de peintre et, plus encore, de dessinateur. Une nouvelle polémique vient percuter l’exposition « Les Chevaux de Géricault », organisée jusqu’au 15 septembre au Musée de la vie romantique, à Paris, pour commémorer le bicentenaire du peintre.
La controverse ne porte pas sur la thématique ni sur la mise en scène, aussi didactique qu’intelligible. Ce qui fait rugir experts et conservateurs, ce sont les attributions données par l’historien d’art Bruno Chenique, qu’ils jugent fantaisistes. Sur les quatre-vingt-dix-sept œuvres réunies, un tiers au bas mot provient de collections privées. La plupart sont inédites et ne figurent dans aucun des trois catalogues raisonnés répertoriés de Géricault. Elles n’en sont pas moins présentées comme étant de la main de l’artiste. Dès l’ouverture de l’exposition, le 15 mai, le journaliste Didier Rykner a sonné la charge dans La Tribune de l’art : « Une grande partie de ces “découvertes” sont très loin de convaincre, et c’est un euphémisme. Géricault est un artiste génial, tout le monde en convient. Beaucoup de ces œuvres sont au mieux médiocres. »
« Dessin rempli d’hésitations »
L’ancien directeur du Musée de la vie romantique, Daniel Marchesseau, lui a emboîté le pas en adressant un courrier rageur à Gaëlle Rio, directrice de l’établissement. « Ni l’exposition ni le catalogue ne répondent aux critères de rigueur que l’on attend d’un établissement où la précision et l’exactitude des éléments de transmission sont la règle intangible », tonne ce grand donateur du Musée d’Orsay. Les critiques ciblent tout particulièrement les dessins. « Un vrai désastre », lâche le marchand parisien Nicolas Schwed, en donnant l’exemple d’une Etude de chevaux et de cavaliers pour la revue de Louis XVIII, exposée dans la première salle. « Géricault dessine tout en rondeurs, sans soulever sa plume ni son crayon. Ce dessin est rempli d’hésitations, de lignes droites et courtes, c’est très brouillon. »
L’expertise, il est vrai, n’est pas une science exacte. Elle repose sur des rapprochements formels, mais aussi la subjectivité, voire la foi. A défaut de références bibliographiques ou d’éléments tangibles de provenance, la prudence toutefois prévaut. « La prudence ? On attend au contraire d’un historien d’art qu’il se prononce. Des inédits, il y en a tous les jours. Sans inédit, il n’y a pas d’histoire de l’art », objecte Bruno Chenique, qui planche depuis vingt ans sur un nouveau catalogue raisonné de Géricault. Et de rugir : « Qui parmi les critiques a travaillé depuis aussi longtemps que moi sur son œuvre ? Ils se disent spécialistes, ils ne sont que généralistes. »
Gaëlle Rio, aussi, reste droite dans ses bottes. Lorsque le duo s’est entendu pour monter cette exposition anniversaire, les musées sollicités n’étaient pas toujours en capacité de prêter, explique-t-elle. Faire venir des œuvres de l’étranger aurait coûté trop cher pour le petit budget du musée parisien. D’où la présence importante d’inédits en mains privées. Mais pourquoi ne pas avoir nuancé les attributions ? « On a décidé de mettre partout Géricault, peut-être sans nuance, en effet, j’entends les questions… », murmure Gaëlle Rio, tout en revendiquant « d’ouvrir le débat avec audace ».
Refus de prêts
« L’audace doit être maîtrisée, réplique sèchement Olivia Voisin, directrice des musées d’Orléans. On ne peut pas balancer des œuvres qui ne ressemblent en rien à ce qu’on connaît de Géricault en disant “croyez-moi sur parole” ! Le visiteur vient en confiance au musée, et celui-ci a la responsabilité de fournir des informations sûres. » Cette conservatrice est d’autant plus remontée que, en parcourant le catalogue, elle a découvert que deux œuvres qu’elle avait refusé de prêter du fait de l’attribution ont été publiées sans précaution comme d’authentiques Géricault. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir argumenté son refus dans un courriel adressé le 3 juillet 2023 à Gaëlle Rio. Le dessin, dûment référencé, est de Léon Cogniet (1794-1880), affirme-t-elle. « On a trois mille dessins de lui, on sait à quoi ça ressemble, il n’y a pas l’ombre d’un doute que ce n’est pas de Géricault. » Quant au tableau, considéré de longue date comme un faux, il provient de l’ancienne collection Paul Fourché, connue pour comporter de nombreux pastiches.
Dans un nouveau courriel adressé le 15 mai à Gaëlle Rio ainsi qu’à sa tutelle – Anne-Sophie de Gasquet, présidente de Paris Musées –, Olivia Voisin rappelle qu’elle n’a jamais donné son accord pour la reproduction de ces images. « Pour éviter les conséquences de telles réattributions présentées comme acquises et évidentes », elle réclame l’ajout d’un erratum précisant que les deux œuvres d’Orléans sont attribuées à Géricault par le commissaire. « Le vrai problème de l’exposition, dit-elle en soupirant, c’est que, son sujet, ce n’est pas Géricault et le cheval, mais l’invention d’un nouveau Géricault. » Une invention visant à valoriser les œuvres détenues par quelques marchands prêteurs.
C’est l’argument qu’agite depuis plusieurs mois déjà le petit milieu de l’expertise, qui a Bruno Chenique dans le collimateur – et ses attestations qu’il facture de 5 000 à 8 000 euros. « Depuis une dizaine d’années déjà, on ne prend plus en compte ses certificats », reconnaît Olivier Lefeuvre, directeur du département des tableaux anciens chez Sotheby’s. Lui, comme d’autres, préfère se fier au jugement de Philippe Grunchec, un ancien conservateur de l’Ecole des beaux-arts de Paris, auteur en 1978 d’un catalogue raisonné de l’œuvre de Géricault.
« Rivalité entre marchands »
Querelle d’experts ? « Rivalité entre marchands », riposte Johann Naldi, qui prête à l’exposition un dessin ainsi qu’un tableau, le Sapeur du premier régiment de hussards (1814), accroché en majesté dans la première salle. Ce marchand autodidacte, qui a enchaîné les petits boulots, avant de se lancer en 2003 dans le commerce de l’art, se fait fort de ne pas appartenir au « sérail ». Chasseur de trésors, il s’était emballé en 2016 pour une Grande baigneuse, qu’il achète pour 650 euros et attribue à Gustave Courbet. Une attribution qui, à ses yeux, ne souffre aucune ambiguïté. Ses confrères sont bien plus circonspects. Lorsque en 2023 Johann Naldi met le tableau aux enchères chez Rouillac, sur une estimation de l’ordre de 300 000 à 500 000 euros, celui-ci reste sur le carreau. Persuadé d’avoir fait l’objet d’une cabale, il a déposé plainte contre X le 19 juillet 2023 pour des chefs de harcèlement moral en ligne et entrave à l’adjudication publique. Selon son avocat, Me Xavier Nogueras, une enquête préliminaire a été ouverte et confiée à un service de police parisien.
C’est en 2018, dans une petite vente à Saumur (Maine-et-Loire), que Johann Naldi a acheté le Sapeur du premier régiment de hussards, avec son confrère Emmanuel Roucher et un collectionneur français qui requiert l’anonymat. Présenté comme « école française vers 1830, suiveur de Géricault », le tableau s’adjuge pour 2 100 euros. Pour Johann Naldi, pas de doute, « le climat ténébreux, dramatique est typique de Géricault ». Les trois associés confient le tableau à Laurence Baron, une restauratrice chevronnée, qui a travaillé trente ans au Louvre avant de s’établir à son compte. Celle-ci se veut prudente : « Je n’ai pas d’autorité pour faire une attribution. » Elle n’en est pas moins convaincue de la qualité du tableau, dont elle a retiré les repeints. « La matière est complètement conforme à l’époque, elle m’est familière, elle peut être de Géricault », dit-elle, pesant chaque mot au trébuchet.
Des découvertes, il en existe régulièrement. C’est même tout le sel du marché. En 2019, un panneau anonyme accroché dans une cuisine à Compiègne (Oise) a bien été identifié comme un tableau du maître florentin Cimabue avant d’être acheté par le Louvre. Derrière ce tour de force, Eric Turquin, un expert réputé dont l’aisance de classe n’a d’égale que la connaissance exceptionnelle de la peinture ancienne. Il lui est bien sûr arrivé d’être contesté : le Judith et Holopherne qu’il avait attribué en 2019 à Caravage ne faisait pas l’unanimité. Dans son cabinet, fondé en 1987, une équipe de neuf personnes, assistées de consultants extérieurs tels que l’ancien conservateur du Louvre Jean-Pierre Cuzin, débattent chaque semaine des tableaux qui leur sont soumis. « L’attribution, c’est un sport collectif, on ne peut pas trancher seul », assure Eric Turquin, comparant volontiers sa méthode à celle des services hospitaliers, où les diagnostics s’affinent dans les échanges.
Réattribution
« Bruno Chenique, en revanche, agit seul contre tous », regrette l’expert. Une méthode qui accuse ses limites. En 2012, lors d’une exposition à Clermont-Ferrand, l’historien d’art a réhabilité comme étant de Géricault un portrait d’homme, en le rapprochant d’un personnage du Radeau de la Méduse (1818). Une réattribution battue en brèche par l’historien d’art et conservateur Benjamin Couilleaux, qui, dans La Tribune de l’art, dresse un parallèle visuellement plus probant avec un portrait d’un petit maître, Auguste Bigand (1803-1875), conservé à l’église Saint-Germain, au Chesnay (Yvelines).
Nul n’est toutefois à l’abri d’erreurs. Dans son catalogue de 1978, Philippe Grunchec attribue à Géricault un Portrait d’un homme noir, qui sera finalement attribué des années plus tard à François-Auguste Biard (1799-1882) et acheté comme tel par le Metropolitan Museum, à New York, chez Artcurial en 2021. « J’ai pas mal évolué dans mes attributions depuis mon premier catalogue en 1978, reconnaît Philippe Grunchec. Mais je ne m’érige pas contre les convictions d’autres conservateurs de musée. »
Pour l’heure, les musées prêteurs de l’exposition « Les Chevaux de Géricault » cherchent à calmer le jeu. « Le débat sur les attributions est légitime, mais il pourrait avoir lieu de manière plus sereine », nuance Robert Blaizeau, directeur des musées de Rouen, qui a envoyé une quinzaine d’œuvres à Paris. Le musée de Besançon, qui a vu une petite toile jusque-là considérée comme « entourage de » pleinement attribuée à Géricault à la suite d’une restauration effectuée en début d’année, refuse aussi de jeter de l’huile sur le feu. « Pour l’instant, nous n’avons pas de raison de ne pas accepter l’attribution de Bruno Chenique », déclare sa conservatrice, Virginie Guffroy.
Conservatrice de la collection de dessins aux Beaux-Arts de Paris, Emmanuelle Brugerolles en appelle à la modération : « Qu’on me dise que telle ou telle œuvre n’est pas de Géricault, qu’il y a des choses de qualité plus ou moins égale, pourquoi pas. Mais, si ce n’est pas de Géricault, de qui est-ce ? Qu’on me donne des noms, qu’on les cherche, qu’on argumente. C’est comme cela aussi qu’on fait avancer la recherche. »
Tobias Claiser avec Roxana Azimi